la "fiche" de Adolphe Isidore THENINT Le contexte historique L'insurrection dans l'Yonne Les sociétés secrètes
La presse et les chansons La Puisaye insurgée Le pouvoir et la répression La Loi de réparation nationale
La délation Le camp de Bourkika    

 

Le pouvoir et la répression 

 

A partir de "Les rouges de l'Yonne en 1851", par Denis Martin, Université Paris X - Nanterre, direction Francis Demier - juin 1995

 

La répression exercée par le pouvoir est à la hauteur de la peur ressentie. Le gouvernement veut aller vite et frapper fort.

 

Les prisons

 
Il veut aller vite car les prisons sont pleines et débordent largement sur d'autres bâtiments publics réquisitionnés pour l'occasion. L'entassement des prisonniers, le manque d'hygiène, la période hivernale posent des problèmes insolubles. L'état de santé des prisonniers se dégrade considérablement. Des épidémies se propagent; un mort, Pierre Hisard, est signalé. Le rapport des médecins appelés pour soigner les détenus est formel: "Les inflammations de poitrine, les catarrhes, les pleurésies, les pneumonies, les inflammations d'intestins, quelques dysenteries ont été les maladies les plus fréquentes qui se sont manifestées et qui ne peuvent être attribuées qu'aux conditions désavantageuses dans lesquelles se sont trouvés les détenus".
Cette lettre signée de plusieurs médecins prend l'allure d'une pétition en faveur d'une amélioration des conditions de détention.
Le pouvoir veut frapper fort pour impressionner l'opinion publique, désarmer l'opposition et rallier le parti de l'ordre.

 

Commissions mixtes et commissions militaires

Le nouveau gouvernement demande aux commissions mixtes d'être sévères et expéditives. Elles le sont. En quelques jours elles statuent sur le cas de milliers de personnes arrêtées.
Dans l'Yonne il n'y a pas de commission mixte. La circulaire ministérielle du 2 février 1852 qui institue les commissions mixtes stipule dans son dernier alinéa que "ces instructions ne sont pas applicables aux départements qui composent la 1ère division militaire". Ces départements dont l'Yonne fait partie relèvent des commissions militaires siégeant à Paris.
Le Procureur général de Boyer en informe le Procureur de la République d'Auxerre dans un courrier daté du 11 décembre 1851: "Par le décret du 9 décembre, M. le Président de la République a institué 4 commissions militaires pour informer sur tous les faits se rattachant à l'insurrection du 3 décembre et jours suivants dans les départements de la 1ère division militaire... M. le Général Bertrand est chargé de diriger les travaux de ces commissions".
Le préfet de l'Yonne est donc prié d'adresser les dossiers d'instruction aux quatre commissions militaires parisiennes. Il doit effectuer un premier tri et ne transmettre que les dossiers des individus les plus compromis.
Ces commissions militaires délibèrent rapidement et les peines s'abattent sur les malheureux incarcérés.
Les chiffres officiels pour l'Yonne indiquent que 1167 dossiers ont été déposés devant les commissions militaires; 443 personnes ont été déportées en Algérie. Ces chiffres placent l'Yonne au 6ème rang des départements français pour l'ampleur de la répression et au 2ème rang pour les départements du Centre (Claude Lévy AB t 25).

 

Les différents types de peine

Les condamnations sont graduelles et vont de la simple surveillance à l'envoi au bagne de Cayenne. Entre ces deux extrêmes prennent place la détention dans ou hors le département, l'expulsion de France, la déportation en Algérie.
La surveillance de la haute police est une peine légère. L'individu qui y est astreint rentre dans ses foyers et peut vaquer à ses occupations. Le juge de paix du canton et le maire de la commune le surveillent de près.
La détention est en fait ce que nous appellerions une mise en résidence surveillée. Les condamnés ne sont pas réellement emprisonnés mais assignés dans une commune et ils peuvent exercer un métier pour subvenir à leurs besoins. C'est ce qu'explique le préfet dans une lettre au t ministre de l'Intérieur: "Le lieu d'internement n'ayant pas  été indiqué par la Commission, je me suis entendu avec le Procureur de la République et la Gendarmerie pour assigner à ces individus une résidence où ils puissent exercer facilement leur profession afin de les mettre en état de pourvoir à leurs besoins".

 La transportation en Algérie prend deux formes distinctes:

- transportation avec moins (Algérie moins) qui laisse le condamné libre de ses mouvements sur l'étendue de la colonie; il est alors assimilable à un colon.
- transportation avec plus (Algérie plus) qui assigne le condamné à un camp où il est employé à divers travaux (construction de routes le plus souvent).

Cette déportation en masse en Algérie tombe à pic: il faut peupler ce pays neuf ouvert à la colonisation quelque vingt ans auparavant.

 

Condamnations des insurgés/condamnations des non insurgés

Les condamnés, toutes catégories confondues, représentent plus d'un tiers des personnes arrêtées (684 sur 1841, soit 37%).

Les insurgés:
Les  commissions militaires ont eu la main lourde pour les insurgés. C'est bien l'acte de rébellion armée qui a été puni, et sévèrement.
Les insurgés ont été très peu condamnés à la détention ou à l'expulsion. Ils sont 54 seulement à être mis sous la surveillance de la haute police. Dans leur grande masse ils ont été condamnés à la transportation en Algérie (266 sur 325, soit 82%) avec une grande rigueur puisque les Algérie+ sont 155 contre 111 Algérie-. Onze d'entre eux meurent au bout de quelques mois sur cette terre d'Afrique; ces morts sont souvent des A+ qui vivent dans des camps de toile et qui sont durement exploités sur les chantiers de terrassement. Le climat trop rude pour ces habitués des régions tempérées et les épidémies ont fait le reste.
Un condamné de l'Yonne, Michel Berthaud, rend compte dans une lettre des conditions très pénibles auxquelles il est soumis. Il retrace les conditions de son arrestation, sa détention et tous ses malheurs à l'occasion de la loi d'indemnisation de 1881:
"Le neuf décembre 1851 je reçus à 1 heure de l'après-midi une lettre de M. le Juge de paix de Vermenton dans laquelle il me dit de me rendre immédiatement dans son cabinet pour lui donner un renseignement qui lui est nécessaire. Je quitte de suite mon atelier en disant à mes quatre ouvriers dont 3 charrons et 1 forgeron, qu'ils continuent l'ouvrage en train, que je ne ferai qu'aller et venir.
En entrant chez M. le Juge de Paix, 4 gendarmes et les 2 gardes-champêtres de Cravant étaient là qu'ils m'attendaient.
M. le juge de Paix me dit qu'il avait un mandat d'arrêt contre moi: à l'instant même je fus emprisonné. Le lendemain après m'avoir enchaîné comme un criminel, je fus conduit avec un nommé Mercier de Vermenton à la prison d'Auxerre.
Je parvins à faire dire à ma femme de fermer l'atelier et de régler les ouvriers; je laissais ainsi trois enfants à sa charge: une fille de douze ans, et deux garçons, l'un de 16 ans et l'autre de dix ans. Après deux mois d'emprisonnement à Auxerre je fus conduit à Paris, au fort de Bicêtre, où je restai environ 6 semaines. De Paris on m'emmena au Havre. Deux heures après mon arrivée on me faisait embarquer sur la frégate le Magellan.
Après 30 jours de mer (je devrais dire 30 jours de martyre) j'arrivais à Alger. On me conduisit d'abord au camp de Bircadène, puis ensuite au camp des Cinq Trembles. Au bout de huit jours il fallut travailler à la confection d'une route. Environ huit ou dix jours après on arriva près d'une butte à pic qu'il s'agissait de trancher pour obtenir l'éboulement; d'autres camarades étaient restés en bas avec moi afin de charger les brouettes. Tout à coup ceux qui se trouvaient au sommet crient: sauve qui peut! Mes camarades s'échappent, mais moi, n'ayant point entendu assez tôt, je suis enfoui. Après d'énergiques efforts on parvient à me dégager, on m'emporte sous la tente sans connaissance et avec un effort dont je suis porteur et qui me fait encore actuellement horriblement souffrir. Je restais alors quinze jours sous la tente en attendant le bandage qui m'est venu d'Alger. Peu de temps après je suis saisi de dysenterie qui me tient pendant  plus d'un mois. Ne pouvant  alors travailler, je fais demander au lieutenant Olivier mon internement. Je l'obtiens au bout de huit jours après lui avoir prouvé mes moyens de subsistance. J'avais demandé à être interné  à Laudy près de Médéa, chez un nommé Boissard. Cette détention m'a ainsi causé deux ans de fermeture d'atelier et plus d'un an de convalescence. Il me fallait refaire ma clientèle qui était perdue; je possédais une certaine avance de fonds, j'ai été complètement ruiné. Perte réelle: quinze mille francs. Ma situation actuelle est sans fortune."

 

Les non insurgés:
Les non insurgés sont punis un peu moins rudement. Ils sont surtout soumis à des peines plus variées. Les A+ et les A- forment encore un gros contingent (186 sur 359 soit 52%) mais moins important que chez les insurgés.
Ici les A+ sont nettement moins nombreux que les A-: 71 contre 115. Trois d'entre eux meurent en Afrique.
Il y a deux condamnés à Cayenne: l'un Noël Simard est un tisserand de 34 ans "violent, haineux, redouté, exalté au plus degré et paresseux; il tenait continuellement les propos les plus atroces contre le Prince Président et les gens riches"; il embarque le 24 avril pour la Guyane; l'autre, Edme Saget est un journalier de Rogny de 31 ans; il est condamné à dix ans de travaux forcés par le 2ème conseil de guerre de la 19ème division pour complot et assassinat.
Les mis en surveillance sont nombreux (124). Il y a 34 mis en détention et 13 expulsions.
Ce panachage des condamnations montre que les commissions militaires ont tenu compte du profil de chacun.

 Les non insurgés sont des militants et des cadres du parti rouge. Leur influence individuelle détermine leur condamnation. Ceux qui sont jugés les plus dangereux sont les plus sévèrement condamnés. Les rédacteurs de l'Union républicaine, Dugaillon et Colas sont envoyés en Algérie. Ils sont considérés comme les principaux responsables de la diffusion des idées révolutionnaires dans les campagnes.
Le docteur Coeurderoy de Tonnerre qui est âgé de 54 ans est condamné à être expulsé du territoire français: il est très influent à Tonnerre où il a été sous commissaire du Gouvernement en 1848.
Le pouvoir se débarrasse des gêneurs; pour eux c'est l'expulsion ou la détention.
Les simples militants sont soumis à la surveillance. On espère que, se sentant surveillés, ils se tiendront tranquilles.
Ces condamnations du début de 1852 sont sévères. Rapidement, au cours de la même année des remises de peine adouciront cette première rigueur.

 

Les remises de peine
A cinq reprises, sur décision gouvernementale, des remises de peine sont accordées.
Les cinq échéances :
Une première circulaire ministérielle en date du 29 janvier autorise les préfets à élargir les individus peu impliqués dans le mouvement rouge. Il s'agit d'alléger le travail des commissions et de désengorger les prisons.
Dans l'Yonne, dès cette date, le préfet ordonne la mise en liberté d'un grand nombre d'individus après avoir pris l'avis du procureur de la République et du Lieutenant Colonel commandant de l'Etat de siège. C'est le procureur de la République qui instruit les dossiers en consultant les juges de paix.

Par décret en date du 26 mars le général Canrobert, aide de camp du Prince Président est nommé Commissaire extraordinaire du Gouvernement dans les départements du Centre. Il arrive dans l'Yonne le 4 avril. En trois jours il libère plusieurs centaines de détenus en commuant leur peine initiale en surveillance de haute police. Les détenus doivent signer un engagement très simple dont voici le texte: "Je m'engage sur l'honneur à ne plus troubler l'ordre public". Tous signent sauf Germain, Moniot, Garet et Beaumier. Beaumier explique son refus en arguant du fait qu'il n'a jamais troublé l'ordre public; il ajoute qu'il ne voit pas en quoi afficher des sentiments républicains quand on vit en république peut troubler l'ordre public. Son refus de signer l'engagement lui vaut la détention Angoulême. Garet est envoyé à Macon, Moniot à Châteauroux, Germain à Bourges (puis en Algérie, puis à Cayenne).
Voici des hommes qui ont leur idéal chevillé au corps et qui préfèrent subir une lourde peine plutôt que de renier leurs convictions.

En juin c'est le Général Comte de Goyon, aide de camp du Prince Président, qui est chargé de réviser les condamnations et d'accorder des remises de peine.

Le 15 août encore, jour anniversaire de Louis Napoléon et fête nationale, la grâce présidentielle est accordée à un grand nombre de condamnés.

A la fin de l'année, enfin, à l'occasion de la proclamation de l'Empire (le 2 décembre) une dernière série de grâces est accordée.

Ces mesures de clémence montrent la volonté d'apaisement et le désir de concorde du futur Napoléon III. Il veut régner sur un peuple pacifié et reconnaissant, pas sur les rancoeurs et les haines.
Les autorités locales ne l'entendent pas de cette oreille. Les amnisties sont accueillies par des protestations.
Le 10 août le sous-préfet de Joigny écrit au préfet: "L'attitude des démocrates est telle dans mon arrondissement que ni M. le Procureur de la République ni moi n'aurions cru devoir prendre l'initiative de ces propositions. Mais puisque Monseigneur le Prince Président…

Le sous-préfet d'Avallon ne dit pas autre chose le 8 août: "L'arrogance de nos démocrates ne connaît plus de bornes et nécessitera plutôt des mesures de rigueur".

Par contre les bons résultats obtenus par le plébiscite du 21 novembre sur le rétablissement de l'Empire semblent rasséréner les autorités locales. Le 2 décembre 1852 le sous-préfet d'Avallon écrit: "La commune de Fontenay, une des plus mauvaises de l'arrondissement avant et même depuis le 2 décembre 1851 a subi une heureuse transformation dont son vote fait foi puisqu'il a été unanime en faveur de l'Empire".
Pour statuer en toute connaissance de cause sur le sort des condamnés amnistiables, des enquêtes sont diligentées depuis les ministères en direction du préfet. Celui-ci les transmet aux sous-préfets qui se tournent vers les juges de paix qui eux-mêmes interrogent les maires des communes d'où sont issus les condamnés. La réponse suit la voie hiérarchique inverse.

 

Les commutations de peine des insurgés
Tout au long de l'année 1852, un grand nombre d'insurgés qui avaient été condamnés à la transportation en Algérie voient leur peine commuée en surveillance. Ils sont 102 dans ce cas.
Quelques uns sont mis en détention (11); d'autres sont libérés (16).
Ceux qui avaient été placés sous la surveillance de la haute police restent dans la même position.
Au 31 décembre 1852, il reste 144 personnes en Algérie.

 

Les commutations de peine des non insurgés
Les non insurgés condamnés à la transportation ne sont que 57 à bénéficier d'une mise en surveillance.

Les peines de 22 individus sont commuées en détention. Il y a 19 libérations.

Mais 103 personnes sont maintenues en Algérie... Il y a même deux individus qui voient leur peine aggravée; ils sont condamnés au bagne de Cayenne.

Il s'agit de Antoine Pétion, ouvrier sellier de Tonnerre et de Eugène Germain, jeune clerc d'avoué de 23 ans, demeurant à Auxerre.

Le premier a 48 ans; il réside tantôt à Paris, tantôt à Tonnerre. Il fait partie des insurgés de juin 1848 graciés. Il a participé aux barricades parisiennes; il été déporté puis libéré. C'est donc un révolutionnaire chevronné, doublé d'un récidiviste. Il est "d'une violence extrême, infesté des idées socialistes; c'est la terreur de sa famille, de sa mère, de sa femme, de son fils dont la conduite est exemplaire" (sous-préfet de Tonnerre le 16 novembre 1852). Circonstances aggravantes, il a été jugé (mais acquitté) deux fois pour vol et menaces de mort.

Le second avait été condamné à être interné à Bourges par le général Canrobert. Sur son refus de signer l'engagement de ne plus troubler l'ordre public, il est dirigé sur le fort de Bicêtre. Il est rapidement condamné à la transportation en Algérie avec moins puis à la déportation à Cayenne. Il embarque pour Cayenne le 14 avril 1853. Il s'agit là d'une forte tête qu'on a voulu "casser".

 

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